Le chaud de la maison quitté avant la fin du film du dimanche. Redouté dès le début de l'après-midi, dans le froid, avec la valise et la nuit. 17H30 Place de la mairie de Puy-Guillaume où stationne le car Citroën, encore jonchée de feuilles mortes. Odeurs de tabac froid, de gas-oil et de gaz d'échappement, de gens. Velours rêche des fauteuils rayés beige et marron. Toute seule assise si petite, désespérée, insensibilisée. Pas vraiment d'images dans mes souvenirs, juste des sensations. Ronflement du moteur, vibration des tôles du long museau du car, fracas du levier de vitesse, perception du démarrage comme un arrachement. Mes frères restés au chaud, trop petits pour être pensionnaires.
Alternance de lumières blafardes et de noir complet. Lampadaires des villages, nuit de la campagne.
Lumières bleutées des maisons où se termine le film, noir. Noir, Feux des voitures croisées. Ralentissement, craquements du levier de vitesse, arrêt, gens qui montent, bouffées d’air froid, nouvelles valises, nouvelles odeurs, redémarrer dans la nuit. Noir. Chiens qui aboient au loin. La lune parfois qui donne aux arbres des allures de fantômes qui bougent.
S' arrêter plus longtemps à Maringues où le chauffeur va au café. Lumières jaunes, attente, respect de l'horaire, porte ouverte par où rentre de l'air froid et l'odeur des cigarettes. Nauséeuse. Sous le pont de la Morge, l'eau coule sombre avec des brillances liquides, reflets des lampes du bourg ; au Moyen-Âge c 'était l'eau du ruisseau des tanneries. Même noirceur d'égout en 1960 ; pas bougé.
Alternance de noir et de lueurs. Plus vite, moins de tournants, moins d'arrêts. La plaine après Joze, presque la Limagne aux grands champs sans haies d'arbres. Blancheur des ailes d'un rapace nocturne entraperçue. Le chaud des bouches de chaleur près des pieds, enfin efficaces, presque trop. Lumières de la ville au loin comme un halo à partir de Pont-du-Château. Sans parole, tous les passagers comme ébahis d'avoir interrompu leur dimanche, atterrés, désemparés, hébétés.
La gare de Clermont-Ferrand, terminus, 19h30. Le lycée Jeanne d’Arc à six-cents mètres à parcourir à pied, seule avec la valise dans le froid. Îlot de lumières vives qu'il faut quitter. Marcher vite jusqu'au porche. Pas vraiment peur, si ce n'est d'être en retard pour le repas du soir ; Noir des murs de basalte, noir entre les lampadaires, noir des couloirs juste pourvus de veilleuse jusqu'au bruit et à la lumière de ce gigantesque réfectoire qui est devenu salle de conférences longtemps après, après avoir été hôpital pendant les deux guerres mondiales. Immenses tablées, fracas des chariots, des couverts, des plats, vacarme des conversations. Réfectoire pourtant aux trois quarts vide le dimanche soir. Des internes qui ne sortent qu'aux vacances ou, comme moi, rentrent le dimanche soir. Pas d'amie interne sauf Laurence dont les parents habitent au Maroc qui attend le cake que me donne ma mère chaque semaine et que je déteste. Sans parole.
Obscurité des cours et des couloirs, en rangs, en vitesse dans le froid et le noir. Traversée du grand lycée ouvert en 1899 au petit lycée achevé en 1880 pour rejoindre le gigantesque dortoir : Soixante lits serrés en deux zones séparées par des armoires, au milieu une rangée de lavabos accolés les uns aux autres avec au-dessus de chacun un petit casier dont la porte est un miroir. Une petite cabane sans toit construite près de la porte pour la surveillante. Lumière aveuglante des néons. Extinction des feux. La moindre lampe de poche interdite pour lire sous les draps. La vie recommence demain.
Les externes en blouses, rose ou bleue selon les semaines, six-cents élèves dans la grande cour du bâtiment moderne où sont donnés les cours, la lumière, les couleurs même sur la façade bleue et rouge, la bibliothèque où tout est neuf et teintes vives qui permet d'échapper à la salle de permanence en prétextant une version à faire avec le Gaffiot et plus tard le Bailly. Changement de siècle. Compréhension intime et longtemps perturbante des désarrois de Charles Bovary(1857), de ceux de l'élève Törless (1906) ou du grand Meaulnes (1913), ma vie à moi toute identique à celle du siècle d'avant. Immobile pour toujours dans ce lycée de province ?
Ce texte a été écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture proposé par François Bon sur le tiers-livre. Vidéo explicative ici, sur la chaîne youtube de François Bon.
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