Saint-Barth (suite et fin)
Le 1er juillet notre patron a fait un AVC. Quand Berthille lui apporta sa tisane de nuit, elle s’aperçut qu’il ne pouvait plus lever sa tasse, son bras droit ne répondait plus. Elle fut d’une remarquable efficacité pour prévenir les urgences. La lumière bleue de l’ambulance était à la porte de la propriété avant que nous ayons eu le temps de rassembler quelques affaires pour son séjour à l’hôpital. Il fallut compléter le lendemain pour son transfert à La Meynard en Martinique. Nous n’avions plus qu’à gérer sa femme et l’ouragan Arthur qui menaçait.
L’approche d’un ouragan a quelque chose d’irréel, il ne se passe rien, tout s’arrête comme en suspens. La salle d’attente d’un hôpital où l’on guetterait le réveil d’un proche. Le silence. La tension. La radio et la télévision égrènent leurs conseils de prudence, les gens font des provisions, arriment tout ce qui pourrait s’envoler pour les plus avisés ou ne font rien pour les fatalistes et les paresseux. Les rumeurs les plus folles et les plus contradictoires circulent et chacun espère échapper à la trajectoire fatale. Nous suivions la progression d’Arthur via internet sur le National Hurricane Center américain : St Barth serait-elle touchée ? Avec quelle force ? devrait-on craindre la montée des eaux ? Plus aucun oiseau ne chantait, plus aucun animal ne bougeait.
Je pensais que Berthille me parlerait de son ouragan, mais non. Tous ces soirs-là, elle me posa des questions sur ce qui me poussait à voyager. Je n’y avais jamais vraiment réfléchi. J’avais envie de voir le monde, de faire des rencontres, de goûter des choses différentes. Aucune de mes réponses ne la satisfaisait, elle enquêtait comme l’aurait fait un psy ou un policier ou bien ma professeure de philo de terminale dans un de ses exercices de maïeutique. Ses questions faisaient grandir mon malaise : quelles rencontres avais-je fait qui méritent tant d’effort ? Quels paysages avais-je vus si extraordinaires qu’ils marquent ma mémoire ? Qu’avais-je découvert de vraiment remarquable ? Rien ne me revenait à part les innombrables galères. J’aurais pu en parler pendant des heures de l’inconfort, des mésaventures, des mauvaises rencontres, des soucis d’argent, des blessures, des moustiques et des coups de soleil, de la solitude et même de la peur panique qui m’avait parfois étreinte. Pourtant je ne regrettais rien, mais je n’arrivais pas à l’expliquer. J’étais partie pour m’éloigner d’un amoureux trop lâche qui m’avait menti et je n’avais rencontré personne que moi-même et ma force de caractère, mon endurance, ma débrouillardise, mon courage. Une rencontre inattendue.
L’ouragan Arthur épargna St Barth, mais fit de gros dégâts à Saint-Martin puis poursuivit sa trajectoire jusque sur les côtes américaines avant d’aller mourir au large du Canada.
Voilà c’est fini, déclara Berthille sobrement. Peut-être que notre patron en réchappera lui aussi, le pire n’est jamais sûr, mais il faut s’y préparer.
J’en conclus, ce jour-là, que Berthille avait choisi St Barth, ses ouragans, ses vieillards et la modestie de son statut de domestique comme une préparation philosophique à la mort. Chacun son voyage.