Cher Jean Jacques,
Je suis partie à la recherche du château de Rochecardon où t’invitait la bonne Madame Boy de La Tour. J’ai pensé que cela te ferait plaisir de savoir ce qu’étaient devenus le ruisseau et le vallon.
Rassure-toi, ils sont toujours là et bien verts, c’est autour que tout a changé. Tu pourrais encore initier Julie Boy de la Tour à la botanique comme tu le faisais dans quelques-unes des lettres à sa mère et sais-tu que l’herbier que tu avais rassemblé pour elle, existe toujours ; il est conservé à Zurich, les couleurs ont passé, mais les échantillons sont encore très reconnaissables. En revanche, j’ai mis du temps à trouver comment accéder au vallon pour te tenir au courant.
Pourtant, à l’arrêt la Gabrielle du bus 21, en face de Darty, il ne faut que quelques mètres par le chemin de Saint-André pour sortir de la zone commerciale de Champagne-au-Mont-d’or et découvrir le ruisseau et un chemin aménagé pour la promenade. Ensuite on continue par le chemin des rivières (qui est une route désormais bordée de hauts murs) qu’il faut emprunter jusqu’au bout. Le ruisseau disparaît alors et il n’est pas possible de le suivre jusqu’à la Saône. Il chemine sous la voie ferrée, le périphérique Nord et beaucoup de bâtiments construits le long des quais. Tous ces endroits ne sont plus du tout champêtres. Le château où tu as séjourné est perdu au milieu des villas, des routes et des rues ; c’est resté très chic sur la rive gauche du Rochecardon, tout le monde a sa piscine derrière les hautes haies de son vaste jardin. Sur la rive droite en revanche, tu serais peut-être déçu par la vision de la gare de Vaise et des barres d’immeubles de la Duchère que tu apercevrais de ton pigeonnier.
Ne crois pas que la vie soit devenue triste, elle est différente et on vit plus vieux. J’ai fait le trajet en bus avec une octogénaire en pleine forme (malgré un poumon en moins) qui partait faire ses courses au marché de la Duchère. Elle m’a raconté qu’elle passait l’été dans la maison de son fils à Limonest avec sa belle-sœur pour avoir moins chaud qu’à Lyon (un peu comme toi chez Mme Boy de La Tour) et ne voulait surtout pas que son neveu la conduise en voiture, car elle ne supporte pas la climatisation. Elle partait avant qu’il rentre de son travail de nuit, prétextant une visite à une amie, pour qu’il ne la cherche pas. Son fils était en vacances à Porto d’où la famille était originaire, elle avait aussi visité la Corse avec son mari juste l’année avant sa mort. Cachotteries familiales, petites préoccupations domestiques, tu vois rien n’a changé ! Je sais que tu comprends, tes lettres à Mme Boy de la Tour sont pleines de ces minuscules affaires et les universitaires se penchent quand même sur tes écrits avec passion.
Je rêve, tu sais, d’un vallon qui serait aménagé comme un grand jardin réservé aux promeneurs et qui partirait de la ville pour remonter jusqu’à la source du ruisseau. On l’appellerait vallon Jean jacques Rousseau on pourrait venir marcher, courir, pique-niquer et botaniser. Ce serait un peu comme le Mont Royal sur l’île de Montréal. C’est encore possible, j’en suis sûre, il reste des arbres pluri centenaires, des sentes et des sentiers un peu partout, mais la propriété privée a fait bien des dégâts. Je ne vais pas te l’apprendre.
N'écrivais-tu pas déjà ?
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eut point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables: Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ».
Cent ans après toi, on aurait pu en prendre le chemin, il y avait des guinguettes et l’on faisait la fête à RocheCardon, mais les choses ont pris une autre direction. Je garde bon espoir, Jean Jacques, car j’ai vu aujourd’hui beaucoup de marcheurs et de cyclistes sur la petite piste aménagée.
Bon jour à toi, Jean Jacques, sois persuadé qu’on ne t’oublie pas.
pour voir ton herbier
pour lire tes lettres à Mme Boy de la tour
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6580281r/f7.image.texteImage
et pour faire connaissance avec la dame aux sacs roses