Depuis que la municipalité avait changé le plan de circulation du quartier, j'empruntais la rue des îles. Le chat Osmo trouvait la modification à son goût et passait de grands moments couché au milieu de la voie. Cela m'amusa au début puis me lassa. Je cherchai son propriétaire pour l'avertir du danger. La jeune femme qui sortit de son coquet jardinet de ville me prit de haut, ramassa son chat et marmonna qu'elle ne supportait plus les voitures et que la ruelle était réservée aux résidents. J'aime les animaux et j'acquiesçai un peu penaude. Ce chat serait mon rappel à la lenteur, mon chat zen et chaque matin je ralentirai pour lui laisser le temps de se lever, se déplier, s'étirer avant de me laisser la place. Je m'efforcerai même de m'abstenir de klaxonner. Plusieurs semaines se passèrent ainsi, puis vint l'hiver et le chat disparut.
Des mois plus tard, je trouvai la ruelle barrée et couverte d'affiches appelant à retrouver le chat avec photo et numéro de téléphone portable. La jeune femme, toute vêtue de noire, montait la garde près du barrage et reconnaissant ma voiture me somma d'en sortir et de lui rendre son chat. Face à une personne en crise, inutile de s'énerver ! Je la suivis d'assez bon gré jusqu'à la mairie pour plaider mon innocence. L'accueil fut frais, je n'avais aucune raison d'emprunter cette rue dans laquelle je n'habitais pas. C'était écrit sur le panneau "réservé aux riverains". Je n'étais pas riveraine, j'étais en tort et passible d'une amende.
L'autre glapissait toutes griffes dehors :
-"elle a volé mon chat, elle klaxonnait chaque fois qu'elle le voyait, peut-être l'a -t-elle tué ? Un chat si doux, si paisible qui ne faisait que vivre"
J'essayais de rester calme, mais je commençais à m'énerver sérieusement :
- C'est ubuesque, Madame m'accuse sans preuve, je ne suis pas la seule à emprunter cette ruelle et ce chat a peut-être choisi une autre maison, s'est enfui, est mort de sa belle mort, que sais-je ?"
L'agent de la mairie conclut que je recevrais l'amende chez moi. Je donnais mon adresse et filai.
Une convocation arriva par la poste quelques jours plus tard. Une information judiciaire était ouverte à mon encontre pour maltraitance sur le chat Osmo ayant entrainé la mort. Le chat avait été retrouvé agonisant, dissimulé dans une poubelle. La propriétaire avait fait pratiquer une autopsie et des analyses. Osmo avait été empoisonné. Le poison est typiquement une arme de proches. Je croyais que ma qualité de non-riveraine allait me protéger et j'en fis amplement mention à l'avocat que je contactai. L'affaire était plus sérieuse que je ne le croyais, la propriétaire avait porté plainte et s'était constituée partie civile et je pouvais être condamnée au pénal pour maltraitance sur animal. J'étais abasourdie.
Comment un changement d'itinéraire, la rencontre d'un chat plutôt sympathique et le mépris amusé avec lequel j'avais traité sa propriétaire m'avaient-ils amené là ? L'avocat tenta de me rassurer, tout en trouvant très gênant que je sois nommément accusée.
J'en perdis le sommeil. L'enchainement de causes dérisoires et le facteur humain conduisent parfois à des conséquences démesurées. Demain, je serai au tribunal et mon avocat m'a déconseillé de prononcer des mots comme "histoires de bonnes femmes" ou d'accuser la plaignante de délire ou de folie.