Des images prises à un siècle de distance que j'ai irrésistiblement envie de rapprocher :
celle de gauche a été prise par Claude Lévi-Strauss en 1935 et figure dans le livre Tristes tropiques publié en 1955. Elle présente des indiens Nambiwara du Mato-Grosso brésilien
celle de droite a été prise par Valentin Goppel pendant le confinement en 2020 et figure dans le livre Zwischen den Jahren publié en 2024
Même attitude allongée, même proximité des corps,même indolence, même abandon.
Valentin Goppel n'est pas anthropologue, il est né en 2000, est encore étudiant et photographe documentaire indépendant déjà primé et exposé. Lorsque le confinement a été décidé, il était chez ses parents et tout a commencé dans la joie de vacances prolongées :
Je rendais visite à mes parents lorsque les nouvelles ont parlé pour la première fois d'un confinement. Enthousiasmé à l'idée de ce que je voyais comme des vacances prolongées, j'ai écrit un mot sur la table de la cuisine : "Les universités sont fermées, je pourrais rester quelques jours de plus". J'étais tellement plein d'énergie que je n'ai pas fini la phrase, la note se terminant par "pourrait rester quelques jours de plus".
Il déchante vite après avoir épuisé la liste de Netflix et ressent toujours le malaise lorsqu'il retourne à l'université où les cours sont trop longs et ses amis aussi désorientés que lui. C'est cet état qu'il a voulu documenter en photographiant ses amis.
Les Nambikwara observés par Claude Lévi-Strauss existent toujours; ils sont aujourd'hui très peu nombreux (un peu plus de mille individus en 1999 alors qu'ils étaient plus ou moins 20 000 au début du XXe siècle. Claude Lévi-Strauss les décrit ainsi :
Ils se distinguent par une culture matérielle réduite au minimum, ignorant même le hamac. Leurs voisins Paressi les appellent d'ailleurs « ceux qui dorment à même le sol ». Leur activité est dépendante du cycle saisonnier. Durant la saison sèche ils se divisent en bandes de quelques familles et vivent de la chasse (s'aidant avec du curare) et de la cueillette, les femmes agrémentant le repas de quelques baies sauvages, racines et, au besoin, de lézards et de sauterelles. Durant la saison des pluies quelques bandes se réunissent au sein de villages provisoires où ils pratiquent l'agriculture (maïs, manioc, tabac, arachides, etc.) et la pêche. Aujourd'hui (2008), certains groupes habitent des maisons construites en feuille de palme et s'allongent sur des lits en bois ou sur des couvertures.
Dans quel état nous a laissés le confinement si ce n'est une sorte d'apathie, de désintérêt pour le collectif, de repli individualiste, d'habituation aux fausses informations et aux mots vides, d'acceptation de la force, de la violence, de retour des guerres et de l'inimaginable ? Nous avions pourtant rêvé d'un autre monde moins dur, moins rapide,où la transparence et la concertation aurait plus de place; ce n'est pas ce qui est arrivé jusqu'à maintenant. Finirons-nous comme les Nambikwara ?
Si vous trouvez mon parallèle trop osé, considérez-le comme un simple hommage à Jean Malaurie, le fondateur de Terre Humaine, qui publia Tristes tropiques comme un des premier livre de sa collection.
Le écrivain.e.s du TiersLivre préparent un livre collectif sur le confinement et ce qu'il nous a fait, je suis heureuse d'en être. Les mots et les images n'ont pas grand pouvoir pour changer le monde, mais je crois au pouvoir du regard documentaire et du partage.
Il est vrai que la juxtaposition des photos est impressionnante mais une question vient à la lecture de ta "conclusion" : tu parles en ce qui "nous" concerne d'apathie, de désintérêt pour le collectif, de repli individualiste et pose " finirons nous comme les Nambikwara ? " Précisément il m'a toujours semblé que l'individualisme n'a aucun sens dans les cultures traditionnelles. C'est l'appartenance au clan dans un rapport d'inclusion (que nous méconnaissons d'ailleurs) avec la nature et le vivant qui détermine et qualifie le rapport au monde... L'inverse en somme du désengagement dont tu fais le constat ?