J'ai passé le week-end avec Michel Foucault grâce à la biographie remarquable que lui a consacré Didier Eribon. 600 pages !
600 pages de pur plaisir à suivre les projets de recherche de celui qui voulait se consacrer à chaque fois à un objet concret précis et rechercher à travers les archives les plus diverses ces savoirs qui, entre la pure opinion et la connaissance scientifique établie, organisent les institutions et nous gouvernent ;
600 pages à suivre ce parcours à la fois totalement académique (de l'ENS au collège de France) et loin d'être purement parisien (Upsala, Clermont-Ferrand, Tunis, Pologne, Japon, Etats-Unis bien plus tard), les filiations intellectuelles jamais désavouées (Dumézil, Bachelard, Canguilhem), les influenceurs (Marx, Althusser, Nietzsche), les compagnons de route (Deleuze, Bourdieu), les partenaires d'engagements politiques (étonnants parfois de Claude Mauriac aux maoïstes), les détestations de presque toujous (Sartre)...
600 pages à lire ce qu'en disent avec tellement de pertinence et d'admiration Canguilhem ou Bourdieu ;
600 pages de pur plaisir à retrouver l'intensité des débats intellectuels et des luttes politiques des années 70-80
Dans ces années là, je rédigeais un mémoire de philosophie sous la direction d'Etienne Balibar à la Sorbonne dans la tradition épistémologique de Bachelard et Canguilhem, je cherchais moi aussi dans les bibliothèques et les très vieux traités d'agronomie, les compte-rendus des sociétés d'agriculture, ces savoirs qui gouvernaient la pratique, ces institutions qui s'en emparaient et en faisaient leur dogme...
J'ai adoré cette 'épistémologie et cette façon de chercher dans l'histoire. Pourquoi n'ai-je pas continué dans cette voie ? Pourquoi ne suis-je jamais allée écouter Michel Foucault au collège de France ? J'en ai gardé le goût de l'archive, le goût d'aller voir ce qui s'y dit vraiment et non ce qu'on en raconte plus tard quand le système de pensée s'est transformé. Premier regret, interrogation, questionnement donc sur la façon dont on passe à côté de ce qui aurait pu être une vocation. Les agronomes du 18eme siècle (tapé sur ma petite machine à écrire des années 80) aura été ma seule contribution à l'épistémologie.
Ce week-end a vu aussi la déclaration de guerre de Poutine à l'Ukraine et a fait surgir une autre interrogation sur les engagements et prises de position de Michel Foucault dans les luttes des années 70-80. De la situation dans les prisons, au soutien à Solidarnosc, en passant par des prises de position lors du procès de Bruay en Artois...et bien d'autres dans lesquelles je me suis reconnue parfois et d'autres fois pas du tout.
Comment être si pertinent intellectuellement et ne pas voir les prémices de certaines dérives : la fréquentation des maoïstes, l'espoir mis un gouvernement islamiste lors de la révolution iranienne ? Comment analyser aussi bien l'archéologie des savoirs, l'histoire des systèmes de pensée et ne pas voir ce qui est en germe dans les discours tenus alors ? Qu'aurait dit aujourd'hui Michel Foucault de ceux qui hier pensaient que l'on pouvait discuter avec Poutine ?
Ce week-end aussi paraissait également dans le journal Le Monde un long article intitulé : Foucault, Deleuze, Derrida...Aux origines françaises du "wokisme" rappelant les positions du ministre de l'éducation actuel dans un colloque récent :
« D’une certaine façon, c’est nous qui avons inoculé le virus avec ce que l’on appelle parfois la French Theory, (…) nous devons maintenant fournir le vaccin » jean Michel Blanquer
Cette interdiction à penser et à dire d'un ministre de l'éducation m'est évidemment insupportable et je continue à penser qu'il est légitime de se servir de tous les outils de l'épistémologie de Foucault pour décrypter ce que le pouvoir cache et que nous pouvons collectivement mettre en lumière.
Le dernier combat perdu de Michel Foucault sera celui du Sida dont il mourra à 57 ans en 1984. Il ne se cachait pas d'être homosexuel, a-t-il cru au Sida, a-t-il su qu'il en était atteint, les médecins n'ont-ils pas voulu le lui dire ou n'a-t-il pas voulu l'entendre ?
Encore une occasion de se demander comment la pertinence de l'analyse historique prépare-t-elle à accueilir le surgissement de réalités nouvelles ? Pas toujours efficacement sans aucun doute, surtout au tout début, surtout quand on est soi-même concerné !
Pourtant son compagnon de toujours Daniel Defert créera AIDES et celui qui l'accompagnera dans ses derniers moments Hervé Guibert fera plus que toutes les campagnes de prévention en se montrant mourrant du sida à la télévision et en écrivant A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990) un an avant sa mort en 1991.
Aujourd'hui aussi surgissent des réalités nouvelles auxquelles rien ne nous a préparés, que même les plus fins prévisionnistes, prospectivistes et diseurs d'avenir n'avaient anticipées. Je persiste à croire que "la boite à outils"(c'était son terme) épistémologique et pratique de Michel Foucault reste plus efficace que d'autres.
Lisez Michel Foucault de Didier Eribon, ça vaut mille fois mieux que Blanquer !
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